Une vallée heureuse

Il était une fois une vallée heureuse où le temps semblait infini, où coulait une rivière, parfois accidentée, parfois paisible, entre des collines boisées où croissaient le chêne vert et le chêne zinc, entremêlés à d’autres essences, en un inextricable labyrinthe de bois et de verdure qui abritait la VIE.

Dans ce val d’émeraude, des hommes avaient élu domicile, logeant dans les cavités calcaires à flanc de colline, développant un art de vivre somptueux et une culture millénaire, vouant un culte à la poésie et à la liberté. Ces hommes appartiennent au vaste ensemble des Imazighens dont l’aire de civilisation recouvre toute l’Afrique du Nord, de l’oasis de Siwa à l’ouest de l’Egypte jusqu’aux Iles Canaries, terre des Guanches. Ces hommes ce sont les Berbères du Moyen-Atlas, péjorativement appelés dans leur pays Chleuh, ce sont des éleveurs semi-nomades qui ont su apprivoiser la terre et le climat, vivre en communion avec la nature pour y puiser une sagesse et un bien-être durable, et puis chanter dans le vent et sous les étoiles, avec les oiseaux du ciel et les fleurs des rocailles, l’esprit des forêts et des sources.

Vue du village du haut de la montagne – au fond à droite, on aperçoit le plateau maintenant défiguré, emplacement où se trouvent les terres pas encore « viabilisées » pour le lotissement d’El Omrane – photo prise en 2016

Ces hommes étaient l’âme de ce monde fantastique, de ce territoire où la vie florissait à petits pas et grandes pulsations, où les êtres se combattaient mais se respectaient, où la part de chacun était sacralisée, où les corps prospéraient et où les esprits conversaient, où les éléments parlaient aux vivants, traversant les tissus, s’engouffrant dans les toiles, rythmant la respiration du monde, soulevant et déposant les semences fertiles, et les emportaient dans leur ronde éternelle.

Travail dans les champs – les travaux d’urbanisation ont commencé tout autour : le sable a été puisé dans la colline éventrée à droite – 2018

Cette vallée est morte. Dans ce décor autrefois merveilleux qui séduisit fortement les colons français, s’est installée une petite ville qui a prospéré mais qui a rompu l’équilibre. La première pierre fut posée en 1929 ; depuis la dégradation n’a cessé de s’accélérer. Les tribus ont commencé par se disputer le territoire, les administrations successives, coloniale puis marocaine, se sont accaparé les espaces forestiers et l’exploitation des réserves d’eau. L’urbanisation n’a cessé de s’étendre. La population de s’accroître. Le mode de vie ancestral de péricliter. Aujourd’hui les habitants historiques de la vallée (dits « chorfas » de la Zaouiat Sidi Abdeslem car le village est considéré comme un lieu saint de par son histoire et celle de son fondateur ) se voient dépossédés de tout – de leurs terres, de leur histoire, de leur culture, de leur habitat, de leurs ressources vitales,  de leur environnement, de leur droit à exister, de leurs droits tout court de sujets du royaume. Ils sont littéralement écartés de tous les plans d’aménagement, petit à petit colonisés puis avalés par l’expansion de la ville qui les laisse sur le carreau. Ils vivent dorénavant comme des fantômes entre les vestiges ravagés d’une forêt exsangue et rabougrie, surexploitée, dévastée, et une rivière asséchée.

Dernier champ avant urbanisation totale – 2018

Les sources sont taries. Les précipitations qui ont chuté de 50% ne font plus pousser le blé, le maraîchage est devenu impossible. Les barrages dressés en amont réservent les maigres eaux de ruissellement à l’usage exclusif de la ville et les nappes phréatiques surexploitées n’arrosent plus que les plates-bandes du périmètre urbain et le Golf Royal flambant neuf de BenSmim, sur la route d’Azrou, et les palais royaux de Sa Majesté ou de sa princesse qatari Lalla Moza.

Sinistre tableau où l’on fait le ménage par le vide, où l’on jette le bébé avec l’eau du bain. A quoi bon un centre-ville fleuri et deux ou trois palais sur des collines déboisées assortis d’un « superbe 18 trous dessiné par Jack Niklaus himself (!) » et maintenant d’un aéroport long courrier en cours d’aménagement, si la vallée se meurt ?

Même champ, même colline à présent défigurée : construction du château d’eau du lotissement – 2021

Car pendant que l’on pratique le golf à Ben Smim et que quelques très riches venus d’ailleurs se posent sur la piste d’Ifrane, en aval se joue la bataille pour la survie. Et il faut bien comprendre qu’elle n’épargnera personne. En aval des organismes immobiliers et des promoteurs sans scrupules se disputent les miettes et continuent de ravager les plateaux de calcaire et de basalte, à la biodiversité unique définitivement éradiquée, en viabilisant des hectares de terres arables arrachés aux paysans contre une poignée de dollars puis en les vendant à prix d’or aux citadins en mal de « nature »… Déjà ces noyaux urbains en friche attirent une faune humaine aux abois qui profite du délitement des structures économiques et sociales traditionnelles pour tenter de se faire une place au soleil. La méfiance s’installe, l’insécurité s’accroît, les vols se multiplient, chacun abuse de chacun, le chaos nous cerne tous. Et lorsque les collines seront totalement dénudées, ce qui est l’affaire d’une paire d’années, et que l’eau ne coulera plus au robinet, je ne donne pas cher de notre belle humanité.

C’était l’histoire d’Ifrane, village troglodyte du Moyen-Atlas, niché au cœur d’une vallée magique et bienheureuse, malheureusement découverte par le colonisateur français et perpétuellement avilie, polluée, saccagée depuis lors, jusqu’à son anéantissement total actuel qui a cours sous nos yeux.

Là où il y avait des champs, il y a maintenant des rues de béton… – 2021

Nous demandons :

  • L’arrêt immédiat de l’urbanisation sauvage et de la spéculation immobilière.
  • Une véritable politique de Parc Naturel et non pas la honteuse mascarade destinée à berner la communauté internationale de façon à mettre impunément en coupe réglée un site exceptionnel internationalement reconnu (sous couvert de le protéger…) Comble du cynisme !
  • Des mesures démocratiques (aides à l’agriculture vivrière, scolarisation renforcée, valorisation des savoirs et des activités traditionnelles, respect des droits…) en faveur de la survie des populations autochtones et de la protection de l’environnement.
  • Une consultation de ces mêmes populations pour une participation aux décisions concernant l’avenir de la région, une consultation qui les implique dans toutes les mesures prises visant la préservation et la conservation du patrimoine naturel, qui leur redonne la maîtrise du milieu qu’elles connaissent parfaitement mais aussi celle de leur environnement culturel et social.

Retrouvez-nous sur Twitter (@Tizguit_Ifrane) et Instagram (@zaouia.sidi.abdeslam)

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