Zaouïat Sidi Abdeslem, commune rurale de TIZGUIT – IFRANE – partie 1

Partie 1 Comment tout a commencé

Le village de Zaouiat sidi Abdeslem, comme son nom l’indique est une Zaouïa, c’est-à-dire un village à caractère sacré qui abrite le mausolée d’une figure de l’Islam local, qui a joué un rôle historique dans la vie de sa communauté du point de vue social et culturel, par le développement d’idées et la diffusion de connaissances. Cet ancêtre mystique, cette figure tutélaire et fondatrice s’appelle Sidi Abdeslem, il est encore honoré par les habitants, reçoit les offrandes de pèlerins venant de loin implorer sa bénédiction et continue selon la croyance de présider aux destinées des Chorfas, ses descendants.

Le toit vert du mausolée de Sidi Abdeslem

Selon divers documents, les origines du personnage sont à rechercher du côté des peuples berbérophones (leur langue est le tamazight) des oasis de la vallée du Ziz et des piémonts du haut-Atlas: le premier ancêtre dont l’existence est attestée est Sidi Yacoub qui aurait quitté Rissani (dans l’est du Maroc) dès le XVIème siècle pour s’établir dans la plaine de l’actuelle Zaida (dans le centre). Au cours du XVII siècle, deux frères, sidi Ahmed et sidi Abdeslem initient un nouveau voyage vers le Nord dans le but de fonder de nouveaux foyers de peuplement. Le périple se fera en plusieurs étapes et la route des deux frères se séparera. Abdeslem arrivera dans une région du Moyen-Atlas située à 1500 m d’altitude, recouverte de forêts de cèdres et de chênes verts où coule une rivière alimentée par les multiples sources qui convergent des hauts plateaux ; du gibier, des pâturages, du bois et de l’eau en abondance, Abdeslem n’hésite pas. C’est là qu’il va installer son clan. La rivière prendra nom Tizguit (l’Eternité), le village Ifrane, mot qui signifie Les Grottes, car l’habitat de cette population est troglodyte : les grottes, à peine visibles de l’extérieur, qui trouent la roche calcaire à flanc de colline, jusqu’aux rives du cours d’eau, sont nombreuses, offrant des abris naturels aux qualités thermiques exceptionnelles. Si un simple feu de bois y maintient la chaleur au cœur de l’hiver et des longs mois d’enneigement – rappelez-vous que l’on se trouve à 1500 m d’altitude en zone tempérée et que les conditions hivernales y sont très rigoureuses –, la fraîcheur y demeure constante lorsque la température extérieure s’élève à 35° au soleil de l’été. 

Abdeslem veille à la prospérité de la communauté qu’il guide, fondée sur l’activité pastorale et l’art du tissage ; les liens qui lient chaque membre au groupe ainsi que les clans entre eux, sont sans cesse entretenus et renouvelés lors de rassemblements annuels ou simplement au travers d’échanges nécessaires, de rencontres régulières, d’unions stratégiques qui donneront lieu à des agapes et des joutes oratoires. Celles-ci magnifient par le chant et la musique – et la beauté des pièces tissées parant hommes et femmes – l’art poétique à nul autre pareil que maîtrisent ces bergers ; elles actualisent et réinventent de loin en loin les principes politiques qui président aux relations tribales, tout comme les enseignements irremplaçables d’un mode de vie en accord avec son environnement…

Contemplation sous le vieux chêne

Pendant ce temps, Ahmed est arrivé à Meknes, à la Cour de Moulay Ismaïl. Si Abdeslem est un guide spirituel volontiers contemplatif, Ahmed est un lettré, exégète de l’Islam et penseur de la rhétorique en langue arabe, qui va éduquer et former les héritiers de la dynastie Alaouite (à la tête du royaume chérifien jusqu‘à nos jours). Enfants de tribus autochtones, dépositaires d’une tradition millénaire initiée par les Pharaons, les rois numides et les princes de Carthage, tradition prestigieuse mais vivace dans le moindre douar ou campement d’éleveurs de mouton ou de chameaux, ces figures de patriarches sont aussi des lettrés adeptes de l’Islam et fins connaisseurs des textes sacrés, poètes et philosophes. Ce sont des hommes comme eux qui ont contribué à la diffusion de la langue et de la pensée arabes dans un royaume islamisé certes mais où la tradition berbérophone demeure, jusqu’à nos jours, le véhicule des échanges oraux et le cœur de la culture. Ils sont, selon le mot bien connu pour parler de la position stratégique du Maghreb entre Orient et Occident, les véritables passeurs de civilisation qui ont donné au Maroc sa coloration si particulière, multiple, plurielle, à la fois insaisissable et si profondément ancrée.

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Les troupes françaises entrées par l’est du pays occupent Oujda en 1906, signent le Protectorat avec le sultan Moulay Abd el Hafid à Fez en 1912 et arrivent sur les hauts plateaux au cours des mois suivants, tantôt composant avec les tribus qui y règnent (Aït Seghrouchen, Aït Naman, Aït Wallal…) tantôt les contraignant à l’exode comme ce fut le cas des Chorfas d’Ifrane qui fuirent l’avancée des soldats en se réfugiant au beau milieu de l’hiver 1913-1914, sans abris ni ressources, dans les monts de Guigou. Dans la vallée de Tizguit les colons découvrent le paradis sur terre : une région au climat certes rude mais verte, boisée, arrosée, giboyeuse où il est possible de développer une arboriculture prospère, où les sources d’altitude engendrent des écosystèmes exceptionnels, où les généreuses neiges de l’hiver bleu sont féériques, où la forêt de cèdres reste un territoire inexploré de légendes qui abrite le singe magot et le lion de l’Atlas, dont les clairières d’aiguilles sont les arènes où le sanglier et la panthère se livrent des combats épiques pour une mare d’eau, où le chacal et le hérisson font figure de sages éternels parodiant la comédie humaine… A leur tour les Français vont choisir de s’y installer durablement (en matière de temps tout est relatif, il est vrai que la présence administrative française au Maroc finalement n’aura pas duré 50 ans) et d’y fonder une station d’estivage pour colons fatigués en mal d’air frais, de prairies verdoyantes et de températures moins torrides : architecture de chalets à toits en pente, patinoire et piste de danse en plein air, le colonisateur recrée son univers en terre inconnue et savoure la douceur bucolique d’un environnement unique.

Les cascades de la rivière Tizguit, dans les années 1990

Oui mais pour poser les fondations de la future Ifrane-ville qui va usurper le nom de la Zaouïa Sidi Abdeslem et ainsi éclipser jusqu’à l’existence des habitants de la vallée, il faut réquisitionner les terres pastorales de la tribu : la volonté du colonisateur va faire l’objet d’une vaste procédure impliquant relevés topographiques, bornages et délimitations, recensements et tractations diverses afin d’établir la zone d’influence et d’occupation et donc les droits des tribus limitrophes qui se disputent maintenant ce territoire qui domine la vallée, traditionnellement dénommé Tourtit, le jardin des Chorfas, où ruissellent les eaux de pluie qui rejaillissent en multiples sources alimentant la rivière, où s’étendent lagunes et prairies. A la suite de procès et contre-procès le Journal Officiel du Protectorat publie en 1939 l’avis de réquisition 630K qui fixe les limites territoriales de chaque tribu et les indemnités dues aux parties en présence ; cet acte mentionne précisément au travers d’un recensement nominatif les 54 familles, reconnues dans leurs droits, qui composent le village de la Zaouïa. Ce sont celles qui peuvent prétendre au titre de Chorfas en tant que descendantes mais aussi dépositaires de l’héritage intellectuel et moral des aïeux Sidi Ahmed et Sidi Abdeslem. L’indemnité est symbolique mais l’acte reconnaît la légitimité des Chorfas et fait état de son empreinte historique dans la vallée. Outre les dahirs fondateurs signés par les monarques chérifiens dès l’origine du peuplement de la vallée, cette réquisition 630K demeure le document officiel, établi de façon contradictoire à partir de la collecte de données administratives précises et en vertu du droit coutumier, qui atteste jusqu’à présent des droits de la Zaouïa sur les terres agricoles des plateaux, les pâturages de la vallée et les rives de Tizguit.

Mais la fondation de la ville va bouleverser les équilibres. En ce temps le lièvre et la perdrix abondent, la rivière regorge encore de truites fario géantes pour qui n’hésite pas à hypothéquer son squelette et ses vieilles années en pêchant du matin au soir dans l’eau glacée (à la mouche, à la main, au filet, pour assurer l’ordinaire et relancer la circulation sanguine quand sur la terre ferme le froid et la neige font la peau bleue…). Si durant les décennies qui suivent les habitants de la vallée demeurent aux yeux des colons de bons sauvages qui écoulent leur production maraîchère sur le marché de la ville, dont les enfants vendent des peaux de renard roux, des morilles cueillies sur le flanc des montagnes parcourues sans fin, ou des bouquets de gui et de houx pour célébrer l’avènement de l’enfant-roi lors des fêtes de fin d’année – lesquels enfants passeront par les bancs de l’école française et seront encouragés à s’instruire, poursuivre des études… –, la donne change avec l’Indépendance et le départ progressif des coopérants puis la sécheresse des années 80. La rivière se tarit, la population croît, la ville se développe, attirant des montagnes des populations déshéritées. En 2018, les quartiers populaires sont en passe de happer le village et de l’enrober dans leur ceinture de pollution et de précarité. Malgré le retour des saisons pluvieuses, les nombreux forages en amont ont réduit la rivière majestueuse et les cascades tonitruantes au rang de ruisseau, les tentatives d’aménagement du cours d’eau ont provoqué de mémoire d’homme les pires crues. Celles-ci ont détruit les plus beaux sites de la vallée, celles-là ont défiguré le village. Une année sur deux plus rien ne croît sur les parcelles de la vallée, faute de débit suffisant pour l’irrigation ; sur les plateaux le rendement des céréales a chuté de 60% faute de précipitations (en 2016 la production de blé a été à peine égale aux quantités de grains semés…) Certes l’eau courante a fait son entrée dans les maisons et c’est un confort indéniable, mais la couverture en ciment brut et rugueux des ruelles en pente (dans lesquelles dévalent maintenant les eaux de pluie telles des torrents), les trottoirs de 30 cm de large et les lampadaires défectueux ne résolvent en rien les questions quotidiennes de survie économique.

Le battage du foin – août 1997

Si les fils des bergers, des laboureurs et des petits maraîchers de la vallée, qui étudiaient dans des conditions extrêmes (7km aller et 7km retour à pied jusqu’au collège d’Ifrane, par des températures négatives et dans la neige durant l’hiver, dans des djellabas de laine mouillées jusqu’au soir), obtenaient le baccalauréat et devenaient professeurs, douaniers, chercheurs, conducteurs de train ou fonctionnaires du Royaume, leurs enfants bénéficient dorénavant d’un transport scolaire biquotidien mais terminent des études secondaires deux fois plus désespérés qu’auparavant dans les impasses sans âme du mauvais bourg… La rivière a servi d’égout à la ville avant la construction de la station d’épuration, mais les quartiers populaires les plus proches continuent d’y déverser leurs eaux usées y d’y laver à grand renfort de lessive linge blanc, couvertures et tapis. La forêt est mise en coupe réglée par les braconniers du chêne et les petits trafiquants de bois en quête de revenus. Le surpâturage accomplit d’année en année son œuvre de dévastation, clairsemant les sous-bois, interdisant les repousses. L’érosion achève le travail. Aujourd’hui, seuls tiennent debout, de loin en loin, les vieux arbres… La truite a disparu des eaux vives ; qui osera rappeler le souvenir de la loutre, du bouquetin et du porc-épic, dire que cet endroit fut un temps béni des dieux ?

Pourtant au-delà des évolutions difficilement contrôlables liées à des facteurs climatiques (dont les responsabilités humaines pour une large part sont toutefois maintenant bien établies) ainsi qu’à des changements de mode de vie (rendus possibles par le progrès technologique : réseau électrique, mécanisation de l’agriculture, démocratisation de l’automobile, du téléphone, prolifération des déchets, contamination et bétonisation du cours d’eau, urbanisation galopante accompagnant l’essor du tourisme local…), ce qui apparaît plus grave que tout c’est la falsification du régime foncier – et donc de l’identité de la tribu – qui consacrait au moyen de dahirs royaux les droits des Chorfas de la Zaouia sur ce vaste territoire, documents historiques évoqués plus haut, et qui aujourd’hui sont rendus caduques, invalidés d’un simple cachet mentionnant en rouge « annulé », au mépris des fondements de la monarchie  chérifienne. Le but de l’opération est d’autoriser la main mise d’affairistes et de promoteurs sans scrupules, de sociétés immobilières avides de gains et d’argent facile, sur des terres jouissant d’un statut particulier depuis le début du 18ème siècle. Actuellement le document appelé Réquisition 630K a été renommé et modifié dans une tentative de falsification historique qui vise à balayer le témoignage du Bulletin Officiel et réécrire l’histoire de la colonisation mais aussi celle de la monarchie puisque ce sont les dahirs des sultans successifs qui sont ainsi annulés du fait d’un Etat qui, prétendant se reconstruire sur les ruines du Protectorat, officialise les situations de fait, les spoliations et les bouleversements de la colonisation, en en tirant profit tout en prétendant les combattre, sans jamais penser sérieusement à les réparer.

Vue du village dans les années 1990

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