Chronique d’une mort programmée – IV

Chapitre I – Le mur de gabion et l’Agence du bassin de Sbou
Chapitre II – La création du Parc Naturel d’Ifrane
Chapitre III – La dégradation accélérée du Val d’Ifrane
Chapitre IV – Ifrane, le village et l’OMRANE
Chapitre V – Encore des problèmes
Chapitre VI – Et maintenant ?

Destruction…
… d’un monde disparu.

CHAPITRE IV – Ifrane, le village et l’OMRANE

Pendant ce temps, au village on nous construit des trottoirs, très hauts, très étroits, totalement inutiles ; c’est surtout pour y planter des hampes d’éclairage public anachronique. On nous cimente les rues transversales ainsi que les versants à 45° de l’écheveau de ruelles d’un bon gros ciment gris bien râpeux ; c’est pour y faire passer, au centre, les chargements de bonbonnes de gaz, et le camion des ordures et les voitures tueuses un peu plus vite, mais c’est aussi, lorsque les orages violents finissent par éclater, pour y faire dévaler sans frein, au seuil des habitations, les torrents des collines. C’est aussi, il faut croire, destiné à faire disparaître le moindre brin d’herbe et la flaque où s’abreuvait l’innocent moineau et le trou humide où se terrait le batracien mal aimé… On nous installe des containers ramassés une fois par semaine qui recrachent leurs immondices sur la chaussée, tandis que les maisons de la périphérie continuent de déverser leurs poubelles dans les sous-bois. On nous élève des murets bientôt recyclés en matériau de construction. On nous dresse des poteaux, on nous tend des câbles électriques en travers du ciel. On érige des antennes de télécommunication en surplomb de la vallée mais on nous coupe les fils du téléphone fixe. On a même déjà vu passer, certains jours de printemps, volant à très basse altitude au-dessus des toits et de la cime des arbres, des drones vrombissant en ligne droite tels d’inquiétants bourdons à l’éclat métallique : quadrillage de la zone, surveillance renforcée, qui saura le dire ?

On nous enfouit la rivière interdite, devenue dépotoir et cabinet de plein air, qui, prisonnière de son carcan, si un jour revient le déluge, rugira entre ses murs et emportera tout tandis que les eaux de ruissellement s’engouffreront dans les maisons. Alors nous l’aurons notre catastrophe, celle qu’en plus de trois cent ans d’habitat troglodyte sur les rives de Tizguit, on n’a jamais eue. Si les portions détruites du mur ont été refaites et le principe absurde du soutènement confirmé, le pont quant à lui est resté bancal, un tronc fiché entre ses piles, et les vestiges de la crue de décembre 2009 sont encore visibles. Tout peut se rejouer, à tout moment.

Les genévriers au bout de notre champ, sur le plateau – avant le lotissement.

Au-dessus du village, s’élève au sud le cirque des collines de chêne qui sert d’écrin à la vallée. En direction de l’ouest, le relief forme un col qui ouvre sur les plateaux de basalte au pied du vieux volcan que l’on appelle Koudiyat. Chaque secteur de ces plateaux qui ont été patiemment défrichés, sommairement épierrés, labourés, semés et moissonnés au fil du temps par les pères de la tribu, porte un nom et appartient à un clan. Les familles y cultivaient en bour blé, orge, avoine et lentilles qui constituaient les réserves de l’hiver. A l’endroit qui s’appelle Taqqiwin (« les genévriers »), on a érigé dans les années soixante le premier niveau administratif du maillage territorial, la « qiyyada » où officie le qaïd. Dans les années 2000 on a décidé de désengorger le village en établissant tout autour de ce bâtiment un nouveau quartier de maisons individuelles. Les champs ont été réquisitionnés sans contre-partie au nom de l’utilité publique ; les Chorfas se sont vus proposer des lots préférentiels de 144 m² (terrain constructible) pour 140 000 dirhams. Certains ont acheté et revendu leur lot ; d’autres ont fait construire et sont partis s’installer là-haut ; quelques-uns ont ouvert une petite épicerie. Les villageois avaient été servis, le test avait réussi, l’urbanisation des Taqqiwin était lancée.

Notre champ aujourd’hui.

Si la vallée est le théâtre d’une prédation féroce où évoluent les acteurs d’un « tourisme » bas de gamme, les plateaux sont devenus au cours des années 2010 le terrain de jeu de l’OMRANE, sinistre promoteur immobilier semi-public et omnipotent sur tout le territoire marocain. Il a jeté son dévolu sur ce secteur qui fait la jonction entre Ifrane et la Zaouia par les plateaux ; les tractopelles ont éventré, retourné, arasé les hectares de terre arable où transitaient les éleveurs semi-nomades dans leur transhumance saisonnière il y a encore quelques années, vers lesquelles montaient les faucheurs des plaines au moment des moissons ; les genévriers millénaires ont craqué longuement, pris entre les tenailles de la machine et sont restés couchés tout l’été sur les blocs de pierre arrachés aux entrailles de la terre, puis ils ont flambé comme des feux de paille pour réchauffer les journaliers aux portes boueuses de leur campement sordide quand l’hiver fut venu. La faune si particulière des lézards, des tortues, les oiseaux, les lièvres, les palombes, les renards, le chacal et le hérisson si présent autrefois ont perdu encore un espace où vivre sur cette terre, reflués probablement bientôt aux confins du néant. A la place des champs vallonnés où le volcan avait semé des roches s’étend maintenant un paysage quadrillé par les voies d’accès, bornés par les compteurs d’eau et d’électricité, semé de plates-bandes maladives qui ne grandiront jamais, un paysage concentrationnaire où il est prévu de parquer les rêves les plus fous des classes laborieuses et les rejetons lobotomisés d’une humanité esclave.

A Meknes et dans les environs, les bureaux de vente des lots ont ouvert dès le début des travaux, les plaquettes de présentation sont disponibles, les infrastructures sont déjà rentabilisées, le fantasme d’acquérir une petite villa dans un cadre riant d’altitude fonctionne à plein. Même si la source qui d’ailleurs s’épuise est loin en contre-bas, derrière les collines. Même si le plateau balayé par les vents est froid et désertique la majeure partie de l’année, alors qu’aucun équipement ne se trouve à proximité, et même si aucune solution pour se chauffer l’hiver, à la lisière même du Parc National, n’a été envisagée, autre que la traditionnelle corvée de bois en immersion clandestine au cœur du domaine forestier (quand la tonne de bois de chauffe légale coûte 1000 dirhams et n’est pas à la portée de toutes les bourses). Il fonctionne encore ce fantasme pour classes moyennes mal logées même s’il est prévu de réserver certains lots au relogement des dernières familles nomades du piémont qui se retrouveront sans ressources, coincées entre quatre murs, vivant quasiment à la charge de la commune et aux dépens de l’environnement, cela va sans dire. Et il fonctionne toujours même si cette opération immobilière est à la fois un formidable jackpot financier mais aussi un moyen sûr de parachever l’acculturation des autochtones en les englobant dans le secteur urbain, en les noyant dans la masse, en les privant de leurs prérogatives sur le territoire, en modifiant leurs modes de vie, en détruisant l’environnement avec lequel ils faisaient corps, en dérobant et dilapidant les ressources qui leur permettaient d’assurer leur subsistance.

Taqqiwin avant l’OMRANE – 2015.

Même vue sur la colline aujourd’hui – 2020

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