Zaouiat Sidi Abdeslem, commune rurale de Tizguit – IFRANE – partie 2

Partie 2 Comment tout s’est accéléré

Ifrane, petite station « alpine » au cadre enchanteur, poursuit son essor, la ville continue de prospérer et de s’étendre, grignote sur les pâturages, détourne les sources. Des hôtels de luxe sont érigés, le palais interdit s’adjuge des hectares de prairies et de lagunes dorénavant privées. Des quartiers entiers de différents standings sortent de terre, l’Université Alakkhawayne rase des hectares de forêt de chêne pour délimiter son enceinte, édifier ses amphithéâtres, ses bâtiments, ses logements, ses infrastructures, établir sa société parasite d’étudiants modèles, financeurs saoudiens et professeurs américains. La vallée s’étiole, la rivière charrie des eaux usées, la population augmente, la question de l’habitat se pose, les troupeaux grossissent et dévorent les sous-bois, la forêt rétrécit comme peau de chagrin…

Lit sec de la rivière Tizguit en aval du village et stress hydrique du couvert végétal – été 2020

Les Chorfas luttent depuis 1959 pour obtenir les titres de propriété communaux tels que délimités par la réquisition 630 K. Ils leur sont obstinément refusés au prétexte que ce sont des terres collectives, propriété de l’Etat, ou qu’il faudrait dédommager toutes les familles et les générations successives spoliées depuis 1959, date de l’Indépendance, ou bien remettre en cause le principe même de nombreuses acquisitions illégitimes et détruire le bâti… Ces acquisitions ont permis de réaliser des ensembles immobiliers qui ont fait la renommée de la « petite Suisse » du Maroc et se sont soldés par d’énormes bénéfices. Bien sûr, plus le temps passe, plus la question est épineuse. Au cours des 15 dernières années, pour répondre au besoin de logement, notamment au village même de Sidi Abdeslem, l’Etat a brandi l’argument de l’utilité publique pour exproprier sans détour les agriculteurs de ces terres arables, traditionnellement dénommées Taqqiwin, où l’on cultivait céréales et légumineuses, aux portes du village, afin d’y ériger le lotissement baptisé de ce nom grandiloquent de « Jnan l’Atlas » (le « Paradis de l’Atlas ») qui sortirait bientôt de terre.

Ou comment éradiquer en douceur de leurs villages d’irréductibles Imazighen

Pour la première phase, des indemnités symboliques ont été versées aux propriétaires. Ceux qui ne voulaient pas abandonner leurs champs défrichés à main nue par leurs pères et leurs aïeux, labourés entre les pierres à l’antique charrue tractée par un mulet ou deux ânes, fauchés à la faux, à la sueur des hommes et des bêtes, jusqu’à y laisser des larmes (et le pantalon que la ceinture ne retient plus sur les os), ces champs patiemment désherbés puis moissonnés afin de déposer les brassées de gerbes au centre du cercle névralgique de l’aire de battage où elles seront longuement piétinées, éparpillées dans le vent pour recueillir le grain précieux engrangé pour l’hiver, ceux qui ne voulaient pas abandonner ce capital immémorial, cette unique richesse, ceux-là se sont vus menacés, assignés en justice, sommés de céder leur terre et condamnés à payer des dommages et intérêts à l’entrepreneur pour entraves à la mise en œuvre d’une décision d' »utilité publique »! Pour la deuxième phase de ce vaste projet immobilier, la procédure a été dès le départ envisagée de façon plus correcte –ou plus machiavélique– et mieux coordonnée entre l’Etat, l’administration locale et le promoteur (le fameux OMRANE à la triste réputation de bétonneur des campagnes, connu de tous les candidats à la propriété comme de tous les exploitants agricoles en lisière des villes qui n’attendent que le moment où cet organisme semi-étatique jettera son dévolu sur leurs parcelles pour toucher le pactole et échapper à leur condition de paysan…) 

Système de goutte-à-goutte à Taqqiwin – en arrière-plan, les travaux du lotissement – juillet 2020

Les propriétaires, reconnus par le droit coutumier mais ne possédant pas de titre de propriété, ont été en quelque sorte déclassés et rattachés à la tribu dite Guich Aït Ahmed (nettement moins prestigieuse que l’illustre lignée des Chorfas de Aït Sidi Abdeslem – car le terme même de Guich sous-entend des mercenaires qui se sont mis au service du plus offrant, en l’occurrence le colonisateur français, durant le Protectorat). Et soudain le titrage ne pose plus de problème ! Les difficultés s’aplanissent et ces déracinés identitaires, rebaptisés, contents et consentants, sont généreusement indemnisés au prix de 120 dirhams le mètre carré. Une fortune pour ces éleveurs de cheptel malingre et ces planteurs de grains dont les rendements ont chuté de 50% au cours des dernières décennies –  dans les mêmes proportions que les précipitations… Ou comment éradiquer des villages d’irréductibles Imazighen en douceur, évincer de ces territoire des pans entiers d’une population qui a fait l’Histoire de la Nation, qui en est le socle, gommer, par la falsification de documents historiques et l’usurpation de l’identité, le passé de ces tribus qui ont fondé le Royaume … pour faire place à quelques masures de parpaings qui se vendent comme des petits pains et qui logeront des habitants venus d’ailleurs, poussés par la nécessité, peut-être eux-mêmes chassés de chez eux, en quête d’un toit et d’un endroit où vivre… au milieu de nulle part, sans passé et sans futur, avec de très faibles revenus et survivant bien souvent en exerçant une pression maximale sur l’environnement. Coupes sauvages pour se procurer du bois de chauffe (nous sommes à 1500m d’altitude, l’air est sec, les températures descendent à – 15° l’hiver), lessives létales dans les eaux vives de la rivière, arrachage furtif et mortel de plantes endémiques dont les circuits immergés de l’industrie du médicament sont très friands… Il ne s’agit pas de jouer les Cassandre, mais tous les éléments de la catastrophe humanitaire et écologique semblent réunis. Ces habitants acculturés vont peu à peu enserrer le village, l’isoler ou le happer bientôt dans un mal-être collectif où les repères sont brouillés, les valeurs établies par la sagesse millénaire détrônées, les équilibres rompus et où les vannes de la colère, de la frustration et du désespoir, tôt ou tard s’ouvriront et se déverseront sur les cendres fumantes de 3000 ans d’Histoire des peuples berbères (amazighes ou imazighen).

Aménagements en vue du futur lotissement de l’OMRANE – au premier plan, les noyers du dernier champ – été 2020

Depuis les années 2000, le tourisme local prend de l’ampleur, Ifrane attire les foules, le marché immobilier crève le plafond, la vallée subit des aménagements qui la défigurent. Il va sans dire que les écosystèmes endémiques (rivière poissonneuse et collines giboyeuses) ne sont plus que souvenir ; les chiens errants pullulent et se sont rendus maîtres des bois. Aux beaux jours, venus de Fez, Meknes, Casablanca, tout le pays déverse sur les rives frêles de Tizguit des milliers de vacanciers qui campent, mangent, prennent leurs aises et batifolent gaiement dans l’eau, sur les rochers, entre les bras exsangues du cours d’eau, sous les arbres, jusque sur les parcelles en friche des Chorfas, tels des Attilas sous les pas desquels l’herbe ne repousse pas. La vallée aux abois retient son souffle ; dans le mince cours d’eau plus de poissons, dans l’air plus de papillons, au flanc des collines seuls caprins et corniauds tirent leur épingle du jeu trouvant encore feuilles vertes à engloutir et perdreaux à dévorer. La présence humaine massive des visiteurs et pique-niqueurs en goguette, les échoppes des vendeurs de souvenirs et les montagnes d’ordures qui s’amoncellent derrière les premiers taillis ont achevé de ruiner le paysage. Durant les mois d’été, la petite route qui serpente au fond de la vallée ressemble à la Riviera des grands soirs ou bien au plus prosaïque périphérique parisien des petits matins blêmes. Trafic hors-norme et véhicules enchevêtrés encombrent la voie, avec leur chargement de familles au complet, tous tendus dans l’effort unanime pour trouver un emplacement où abandonner négligemment l’automobile et s’allonger enfin à l’ombre des grands frênes pour quelques heures de détente loin de la fournaise des villes. Et les chevaux sans lesquels les hordes barbares ne seraient pas ce qu’elles sont, piétinant, martelant, érodant berges, sentiers et prairies, constituent l’attraction majeure, offrant des tours de galop ou une incursion en pays berbère à moindre coût.

Les gardiens de parking ne sont majoritairement pas du village, les boutiquiers qui ont obtenu la concession des stands de camelote ne sont pas du village (de même que le gérant du café aux parasols colorés qui paie ses droits et ses taxes à on ne sait quelle mystérieuse organisation), les propriétaires des chevaux qui hantent les lieux et louent leurs bêtes pour quelques dirhams sont pour la plupart des tribus environnantes situées au-delà des collines : tous ces petit emplois, ces banales activités par ailleurs néfastes mais qui constituent des revenus d’appoint vitaux pour les populations locales, sont dévolus à n’importe qui sauf aux habitants historiques de la zone, les Chorfas de la Zaouïat Sidi Abdeslem, la tribu des Aït Ifrane de la grande famille des Aït Wallal… Comment mieux s’y prendre pour marginaliser des riverains, des autochtones sur leur propre territoire ? Spectateurs impuissants d’une évolution de leur environnement qu’ils ne maîtrisent pas, ils n’en retirent de surcroît aucun avantage matériel, ne bénéficient d’aucune retombée économique. De là à penser qu’il y a une volonté politique des autorités locales, des promoteurs immobiliers et de ceux qui mettent en coupe réglée le site de la vallée, unis dans le même affairisme et les mêmes pratiques douteuses, il n’y a qu’un pas. Tous font miroiter le mirage du Parc Naturel, lequel n’est qu’un nom sur une pancarte et un leurre qui n’existe que sur les cartes enjolivées du Ministère de l’Environnement. Tous sont associés par la volonté commune de rayer de la carte les Chorfas qui entravent l’expansion de ce tourisme vert à trois sous mais gros dividendes.

Coucher de soleil sur les collines – le paysage semble immuable…

Happés par la ville, bousculés par la croissance démographique générale, rongés par les jalousies et les rivalités intestines, corrodés par l’appât du gain, trompés, dévorés par les convoitises et les manœuvres que leur statut de seigneurs de la vallée déchaîne, les Chorfas ont perdu leur honneur et leur légitimité sur le territoire ancestral de la tribu. Pourtant, en dépit de ce triste tableau, ils demeurent les seuls à pouvoir y modéliser un développement harmonieux, à la fois soucieux de l’économie et respectueux de l’environnement, qui favorise non seulement le progrès social mais aussi la stabilité intérieure. Ou les torrents de boue, les courants qui charrient la haine et la rancœur, l’emporteront et le vent d’est brûlera le reste.

Ancienne bergerie dans les bois – dans la forêt autrefois dense, ne se dressent plus que les vieux arbres…

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