SCENARIO POUR FILLES

Dans ce monde où dorénavant chacun avance masqué, si nous décidons de nous lever et de nous mettre en marche, si nous décidons d’occuper l’espace public, que se passera-t-il ? Bas les masques, nous sommes la moitié de l’humanité ! Changer de monde, y occuper la place qui nous revient, tenir le rôle prédominant qui n’aurait jamais dû nous être confisqué, ne tient qu’à nous. C’est ce que je crois.

Ce « nous » ce sont donc les femmes de cette Terre qui ploient sous le fardeau, et les filles à qui l’on ne donne pas les mêmes chances, mais ce sont aussi les garçons en qui l’on place trop d’espoirs et qui ne choisiront pas non plus leur vie, et ce sont ces êtres que l’on ne laisse pas croître vers où la lumière les attire, et ce sont ces millions d’individus accablés, écrasés, jugulés par les oppressions qui partout sévissent, s’étendent et s’emballent comme une spirale infernale. Ce « nous » ce sont les humains perplexes, fondus dans la masse, perdus au fond de l’univers et qui souffrons profondément. Derrière la cause féministe il y a l’avenir de l’humanité.

Toi qui mènes tes enfants à l’école, toi qui prépares le café au lait le matin, toi qui laves, ranges, épluches, mijotes et confectionnes, toi qui nettoies, panses, conseilles et consoles, toi qui pourvois à tout, toi qui nourris à ton sein, toi qui donnes sans compter, tu portes le monde sur tes épaules, entre tes bras… Allons, les hommes aussi, quand ils y pensent, quand ils le veulent bien, sont capables d’attention, de ces gestes essentiels et modestes du quotidien, et puis ils sont bien utiles ; n’empêche que s’ils n’étaient pas aussi occupés à se mesurer et se défier, à rompre les équilibres patiemment recherchés, à compliquer la tâche, quel temps précieux on gagnerait, quelle efficacité décuplée on atteindrait ! Combien de larmes s’épargnerait-on et combien de mondes parallèles ne pourrait-on alors explorer, quelles théories merveilleuses ne pourrait-on alors élaborer !

Ce geste suprême, ce geste politique, ce geste magnifique lorsque tu prends ton enfant par la main et que tu l’emmènes à l’école. C’est bien le monde en devenir que tu tiens alors dans ta main, qui palpite au bout de tes doigts. Alors toi qui humblement ou fièrement, simplement mènes tes enfants à l’école, toi dont les mots décrivent le monde, toi qui insuffles l’esprit et guides le regard, toi qui transmets la langue et qui connais les légendes, toi qui détiens le trésor enfoui de la culture, le secret des pas comptés et des gestes mesurés, le rythme des chants et des danses, toi qui parles et penses aussi bien qu’eux, si demain tu marches pour rejeter la charge trop lourde, te défaire du fardeau de l’enfermement et de l’assujettissement, refuser la violence… ou si demain tu t’arrêtes et te dresses debout pour dire le prix de la vie, pour faire cesser les souffrances et reprendre en main les rênes du monde… que se passera-t-il ?

——–

L’être ne sert à rien, il est une fin en soi. L’être ? Mais alors, l’homme comme la femme, la femme comme l’homme. Les femmes ne servent à rien et ne sont la propriété de personne bien entendu, pas plus qu’elles ne sont le réceptacle d’aucune tradition sacrée dont dépendrait l’existence de la communauté, ni les gardiennes d’une quelconque coutume qui les transcenderait et qu’elles devraient servir jusqu’à l’abnégation, non, elles sont pour elles-mêmes et par elles-mêmes, elles sont avant tout et après rien, elles sont. Avec les mêmes interrogations et la même perplexité que leurs congénères masculins. Avec un avantage tout de même, celui de donner la vie, qui fait d’elles des reines par vocation, les mieux à même de garantir ce critère absolu – protéger la vie – à l’aune duquel toute chose doit se mesurer. Elles sont celles qu’il faut écouter, à mon avis les seules aujourd’hui à pouvoir indiquer la direction à prendre.

Et s’il est vrai qu’elles sont les maîtresses de l’héritage culturel, celles qui transmettent la langue, content l’histoire et les origines, celles qui impriment la mémoire, elles ne peuvent l’être que par choix, en maîtresses absolues de leurs destinées et de leur lignage. Et que les hommes s’associent à elles, en toute humilité, et prennent toute leur part, ô combien complémentaire, dans cette entreprise de reproduction de l’espèce et de construction d’un être humain ! Car derrière la femme il y a l’enfant. Et un enfant qui souffre, ça ne se conçoit pas. Je ne parle pas d’un enfant à qui l’on dit non, à qui l’on pose des limites et des repères, à qui l’on enseigne à attendre et à désirer, que l’on entraîne à imaginer, rêver, créer, élaborer et qui voyage par la pensée. Je parle d’un enfant qui a faim, vous savez, vous avez déjà vu, un enfant qui a faim ? Un enfant qui a faim, un enfant qui a mal, un enfant qui souffre. Vous savez ce que c’est ? C’est l’humanité toute entière bafouée, reniée, menacée. C’est la négation de tout son effort pour s’élever, c’est la remise en question du feu qui libère et de la main qui polit, de l’art et de la prière aux étoiles, c’est bien pire que le triomphe de la mort, c’est la vie condamnée. C’est une anomalie, c’est un suicide collectif. Un enfant qui souffre, c’est toi, c’est moi : c’est ce que nous avons été et qui n’a pas pu grandir, c’est ce qui nous ramène en arrière, c’est le miracle qui ne s’accomplit pas, la joie qui ne revient pas, le retour au néant. C’est ce que nous ne serons jamais parce que la voie est restée fermée, la fenêtre ne s’est pas ouverte. C’est le feu qui s’éteint et nous condamne aux ténèbres. L’enfant que l’on piétine et massacre, c’est toi et moi, c’est l’humain en nous.

Bien sûr, un enfant qui tombe et que l’on relève, qui pleure parfois, c’est inévitable, un enfant qui a peur et que l’on rassure, c’est tout naturel. De même qu’un enfant qui découvre la nuit, le manque et l’absence mais qui apprend à compter les jours et s’invente un destin. Il découvre l’effort et la patience, il s’empare des outils qu’on lui enseigne à manipuler, il choisit de braver la distance et les interdits, il s’aventure dans la forêt enchantée, il construit son être et y met toute l’énergie nécessaire. Et lorsque l’enfant est une enfant, elle fait tout cela exactement de la même manière, cela va sans dire. Cela ne se fait pas sans mal. Vivre a un coût, vivre n’est pas indolore (sinon c’est une lobotomie), mais tout est question d’équilibre. Il en faut des pleurs aussi, pour que ma joie demeure, implorait Giono, et si le grain ne meurt rien ne vit, mais chaque larme doit être expliquée, elle doit avoir un sens et constituer la source d’où naissent l’expérience et le savoir. Elle est là, la mesure de toute chose. Dans le lien vital entre la mère et l’enfant. Puis dans l’éducation et la culture.

Alors demandons-nous si une autre humanité ne serait pas possible. Chacun de nous peut en décider. Si tu crois ou s’il te semble que ta vie n’a pas de sens, alors coupe la lumière et coupe le son, débranche, débranche tout… – chante France Gall ; sors, descends dans la rue et marche la tête haute à la rencontre des autres. – Ah ! Mais voilà, ce n’est pas le bon moment…  N’oublie pas. Jure-toi de descendre et de courir vers les autres dès que tu pourras. Jure-toi de ne pas laisser advenir ce monde mortifère qu’on nous annonce comme une fatalité. Tous confinés et puis progressivement – à l’occasion du premier mai ?! – lors du confinement de la deuxième vague ? – lorsque l’autoritarisme nous aura déjà étouffés ? –, comme une marée montante, tous dans la rue !! A 1,50m les uns des autres, stoïques et imperturbables, 20 millions d’habitants au moins, de « bons contribuables centristes » (Renaud), d’ouvriers méritants et de bourgeois rabougris, de Gavroche asphyxiés, de délinquants libérés, de paysans désespérés, de jeunes reclus, d’apaches, de voyous, d’automobilistes frustrés, de pères de familles inquiets, de profs en colère, de soignants la rage au ventre, d’adultes blasés et de retraités nostalgiques, tous pacifiques et déterminés. Vas-y, M. Macron, fais tirer les canons !! Mais sache-le, personne n’en veut de ta société moribonde !! Toi le père, toi le fils, toi l’ami, le voisin, le cousin, toi que j’ai croisé hier, toi que je ne connais pas et toi qui viendras demain, tous unis pour reprendre le contrôle, main dans la main, et refaire le monde !!! Personne n’en veut de ces lois putrides et nauséabondes qui salissent, instrumentalisent, industrialisent, contaminent, exterminent, dressent l’humain contre lui-même et obligent à se battre !!! Personne. Et je suis venu te le dire, les yeux dans les yeux, race barbare : « Non ! Tu ne vaincras pas. Ce monde que tu me promets, je n’en veux pas ; dans ce miroir que tu me tends, ce n’est pas moi. Dans mes veines coule un sang qui a bu à d’autres sources et se moque de tes prophéties apocalyptiques, qui a respiré des parfums autrement plus enivrants que tes relents fascistes et ne se soumettra pas. Je marcherai sur toi et le peuple sera derrière moi ; je te défie ce matin de faire un pas de plus en avant. »

Mais d’abord, toi, peuple de femmes, toi d’abord, mets-toi en marche, prends tes filles et tes fils par la main, entraîne tes compagnons et marche devant, la tête haute, vers ton but : défendre la vie sur Terre. Faire en sorte que le miracle continue de s’accomplir chaque jour dans le respect des équilibres. T’assurer que chacun y prenne sa part en toute conscience et qu’aucune femme ne donne la vie (ou ne l’interrompe) dans la détresse, puisque tout commence par là et que c’est l’histoire du monde qui se rejoue à chaque fois en cet instant. Qu’aucun enfant ne naisse dans l’abandon, que rien ni personne ne puisse l’arracher aux bras de sa mère, que la faim et la misère soient enfin vaincues, qu’enfin nous sortions de la barbarie et tenions les promesses de nos prédécesseurs qui ont fait jaillir les premières étincelles, taillé les premier éclats et formé les premiers mots. Ne sommes-nous pas capables de cela ? Sommes-nous donc devenus indignes d’eux ?

Il n’est pas question de déclarer la guerre des genres. Mais puisque les repères ont volé en éclats, puisque les inégalités et les pénuries, les règles iniques et la loi de l’argent ont pris la vie en otage, affamé les foules et renversé les équilibres, maintenant que le monde s’écroule, les femmes et les enfants sont les premières victimes des conflits et des injustices, on ne le sait que trop, et les abus liés au genre sont plus criants que jamais. Anachroniques, inacceptables, ils renvoient à un temps où une économie de la réserve et de la propriété s’est établie, faisant soudain de la reproductrice (la terre, la gente féminine) non plus une alliée, une compagne miraculeuse mais une possession, un entrepôt, un réservoir. Ces abus exacerbés, revendiqués, prônés par toutes sortes de malhonnêtes nuisibles et malfaisants, cette domination fatale qui a fait long feu, il est temps d’y mettre fin !  Il est temps de faire le ménage, et face à l’échec patent de cet ordre d’un autre âge (qui court à sa perte), face à cette domination assassine, monstrueuse et perverse, face à cette logique de parasite pathétique et déraisonnable, redonnons aux femmes toute leur place dans la conduite des événements, replaçons-les au centre de l’espace public, rendons-leur la gestion des affaires courantes !!! Faisons-leur confiance pour gérer au mieux les ressources et les bonnes volontés, rendons-leur les clefs d’une économie pragmatique, de voisinage, d’entraide et de prévoyance, gérée avec bon sens et lucidité dans l’intérêt de la collectivité ! Faisons-leur la grâce de reconnaître leur expertise en la matière et en essaimant ainsi de loin en loin, rebâtissons des organisations viables, humaines, durables, solidaires, meilleures !  Mesdames, mes sœurs, jeunes filles, petites, sages, modèles, intrépides, révoltées, délurées, timides, ignorées, encensées, rationnelles, intuitives, tendres, mordantes, impulsives, calculatrices, compatissantes, indifférentes, sereines, énervées, inquiètes, impatientes… quelles que vous soyez, vous avez le pouvoir de changer le monde !

Laquelle d’entre nous n’a pas simplement, communément, ardemment prié pour pouvoir nourrir ses enfants sans crainte ni angoisse, les choyer tant qu’il le faudrait, leur donner les mots, la musique et la culture, les formes et les couleurs qui vont avec, leur conter les histoires qui renferment les légendes et le savoir qui donne des ailes ? J’écris pour cette communauté de femmes à travers le monde qui lutte au quotidien pour élever ses enfants, ou les enfants de leurs sœurs – qui ploie sous le fardeau mais qui prodigue inlassablement son amour. Cette communauté qui concentre nos fragments d’humanité décomposée et qui doit nous donner le ‘la’ pour refonder notre univers, car encore une fois, c’est à l’aune de cet unique critère intangible que nous serons des hommes et des femmes dignes d’exister, que nous deviendrons une espèce pérenne qui aura su vaincre ses démons et se hisser à la hauteur de son génie : saurons-nous élever durablement nos enfants, tous nos enfants sous toutes les latitudes, dans la paix, la sécurité et la plus grande diversité à la fois biologique et culturelle?

Alors j’écris pour celles qui sont restées dans l’ombre, les bras chargées d’une expérience grande comme vingt palais onusiens, pour celles qui pleurent et celles qui survivent, celles qui vacillent et celles qui se relèvent, pour toutes celles qui étouffent et piaffent en secret parce que leur avenir est tracé d’avance par d’autres, j’écris pour toutes les femmes, celles qui rient et celles qui chantent, celles qui plantent et celles qui récoltent, celles qui courent et celles qui marchent, celles qui parlent et celles qui se taisent. Nous devons ouvrir de nouvelles voies puisqu’il n’est pas d’autre projet, au sein de sociétés plurielles, mixtes, protéiformes, infiniment diverses et respectueuses les unes des autres, où chacun reconnu dans son individualité a sa place, où tous les rôles existent dans la multiplicité des liens et des échanges – pas d’autre projet que de nourrir les corps et les esprits, que d’éduquer et d’aimer, ouvrir nos cœurs et nos intelligences, explorer nos espaces intérieurs, multiplier les univers parallèles de la pensée, élargir nos visions. Améliorer nos modes de communication et de gestion collective. Mais nous sommes condamnés à rejouer, en chaque être naissant, avec émerveillement et précaution, humilité et passion, le scénario des origines, l’improbable étincelle et le feu sacré du big-bang. Accepter l’inexplicable apparition de la vie sur Terre, prolonger le miracle et faire en sorte qu’elle soit belle. Il n’y a pas d’autre but à poursuivre sur cette terre.

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