Chronique d’une mort programmée – I

  • Chapitre I – Le mur de gabion et l’Agence du bassin de Sbou
  • Chapitre II – La création du Parc Naturel d’Ifrane
  • Chapitre III – La dégradation accélérée du Val d’Ifrane
  • Chapitre IV – Ifrane, le village et l’OMRANE
  • Chapitre V – Encore des problèmes
  • Chapitre VI – Et maintenant ?

PROLOGUE

C’était une petite prairie, une jolie cuvette, une anse arrondie que contournait la route avant d’entrer dans le village ; l’eau y descendait et s’infiltrait dans la roche, pour s’enfoncer et se lover au centre de je ne sais quel monde souterrain, puis une résurgence d’eau cristalline sourdait 500 mètres en aval sous les rochers sculptés par la rivière, au creux d’une cavité dormante abritée par le torrent dont la protection ne pouvait être assurée que par des êtres magiques. C’était la source « Tini », vieille comme le monde.

Mais dans la cuvette à l’entrée du village, on a creusé trois puits, l’un après l’autre. Le premier continue d’alimenter les villages en aval de la Zaouia ; le second a été percé au cours de la dernière décennie et raccordé au nouveau château d’eau édifié à côté de l’ancien pour les besoins de la Zaouia. Le troisième entrera prochainement en service lorsque les premières maisons du lotissement sortiront de terre ; il sera raccordé au géant de béton érigé aux portes de la forêt de chêne et qui domine dorénavant tout le paysage, du vieux volcan immuable au cirque des collines où coulait une rivière, en passant par les champs encore préservés, les étendues où croissent les buissons de chdida, et au-delà, les lignes brisées de la ville, les toits rouges de l’université, les tuiles vertes du palais royal…

A Tini, l’eau n’est plus passée depuis dix ans et la source est tarie. Tout n’y est plus que désolation. Les frênes tendent leurs bras rabougris, étirent en vain leurs racines le long du lit qui reste béant et se remplit de sable, même les rochers déformés semblent bruisser encore de l’ancien courant qui les polissait et les façonnait, étrangement posés sur le sable, pétrifiés dans un cri silencieux.

La vallée se meurt.

CHAPITRE I – Le mur de gabion et l’Agence du bassin de Sbou

Ils sont arrivés un matin de la fin du mois d’août 2009 et ils se sont mis à l‘œuvre, conformément à ce que l’on attendait d’eux. Certains parmi les villageois ont peut-être compris tout de suite, mais la plupart sont restés bouche bée et les bras ballants, incapables de réagir. D’autres, quelques notables locaux, étaient forcément informés. En quelques semaines, deux mois à peine, la rivière allait disparaître, ensevelie sous un mur de gabion à triple niveau, large d’un mètre, grossièrement endiguée. Le cours d’eau vital, l’artère centrale du village était désormais scellée, interdite et serait bientôt asséchée à l’abri des regards.

Le coude de la rivière, derrière le mur

Il y eut d’abord un fracas assourdissant de cataclysme, de blocs de pierre s’entrechoquant et s’effondrant au sol. La terre tremblait et le bruit grondait dans les poitrines, depuis les extrémités du village, s’amplifiant de jour en jour en se rapprochant du centre névralgique, au fur et à mesure que les bennes des lourds camions déversaient des tonnes de pierre basaltique noire, ramassée à moindre frais sur les plateaux où elle abonde, martelant et obstruant les fragiles berges du cours d’eau immémorial qui répond au doux nom de asif Tizguit (oued Tizguit) ou « rivière d’Eternité », sous l’œil médusé des riverains : enfants chassés de leur terrain de jeu, femmes interrompues dans leurs activités quotidiennes, arrêtées au cours de l’un de leurs multiples va-et-vient à l‘eau, hommes pétrifiés dans leur conversation sur les racines du grand frêne tutélaire qui puise dans l’eau vive la force d’élever ses longs bras de géant de la vallée très haut dans le ciel. 

C’est de ce bruit de fin du monde que je me souviens, de la terre vacillante dont les tremblements me parvenaient par la plante des pieds, des berges renversées, noircies de pierres. Depuis j’ai peur de la roche et du métal qui se heurtent, je crois qu’un grondement sourd annonce toujours les grandes catastrophes. Ils ont déversé les gros cailloux noirs en différents points puis ils ont entrepris l’édification laborieuse, méthodique du mur de gabion, tronçon par tronçon, un premier niveau d’abord qu’ils enserraient aussitôt dans un maillage d’épais fil de fer. Ils ont ainsi condamné peu à peu toute la longueur de la rivière, exactement à l’endroit où elle traverse le village, en son cœur battant. Quelques-uns ont cherché à savoir d’où venaient les directives ; très vite le nom de l’Agence du bassin de Sbou a fait surface. Quand l’inauguration du mur de soutènement censé nous protéger des crues de la rivière a été annoncée, en présence du Gouverneur de la Province d’Ifrane et du Pacha, quelques familles se sont mobilisées pour manifester leur rejet d’une telle initiative parfaitement inutile qui non seulement défigurait l’âme et la physionomie du village en interdisant l’accès à l’eau, mais qui surtout risquait de se révéler plus dangereuse qu’autre chose, comme les évènements ne tarderaient pas à le démontrer, en décuplant l’impétuosité du fleuve en crue que l’on pensait pouvoir canaliser.

Crue de décembre 2009 – destruction du mur en amont du village

L’Agence du bassin de Sbou avait décidé d’entreprendre l’aménagement du cours d’eau en vue d’un double objectif d’expansion urbaine populaire et d’essor d’un tourisme de luxe autour de la ville d’frane qui laissait prévoir des besoins en eau décuplés et rendait donc nécessaire un vaste plan de captation des sources sur le plateau de Tarmilat et de gigantesque retenue en amont d’Ifrane, à l’endroit même où naît la rivière. La vallée était condamnée sur le papier par ces messieurs des Ministères qui ne voyaient en la province sauvage, la « petite Suisse du Maroc », qu’une poule aux œufs d’or. Dès lors il fallait justifier l’assèchement progressif de la rivière par la nécessité de protéger les populations riveraines des risques d’inondation ; il fallait assurer aux villageois que l’Etat se préoccupait de leur sécurité en endiguant leur cours d’eau et en les privant d’accès à l’eau. Les plans des ingénieurs hydrauliques de l’Agence avaient mis les moyens et prévoyaient même des digues en béton ; à défaut, comme cela se pratique souvent dans les administrations, les budgets alloués furent engloutis par les différents services impliqués et c’est un chantier au rabais qui fut mis en œuvre par moins de dix ouvriers chargés de réaliser un mur de gabion à l’aide de pierre basaltique gratuite et de quelques bobines de fil de fer. Sans doute est-ce un moindre mal.

Crue de décembre 2009 – la violence de la rivière bloquée par le mur

Les riverains, ce sont les habitants du village de la Zaouia Sidi Abdeslam, situé à sept kilomètres en aval d’Ifrane. Une zaouia, c’est une confrérie de membres se réclamant d’un ancêtre illustre et respectés pour leur apport à la pensée et la sagesse islamique, leur rôle dans l’unification des tribus et la consolidation de l’empire chérifien. Concrètement, la tribu berbère des Aït Ifrane est un sous-groupe des Aït Wallal et Aït Enir, eux-mêmes fraction de la grande famille des Aït Atta ; ils vinrent des plaines du sud, conduits par Sidi Yacoub dès le 15ème siècle, mais c’est un arrière-petit-fils, le patriarche Sidi Abdeslem qui fonda le village d’Ifrane (ce qui signifie « les grottes ») d’habitat troglodyte sur les rives de Tizguit, initiant le peuplement de la vallée à la fin du 17ème siècle. Entre Sidi Yacoub et Sidi Abdeslem, plusieurs descendants, dans leurs pérégrinations, ont laissé leur nom dans l’histoire des lettres marocaines : auteurs de traités rhétoriques et philosophiques, fondant des écoles de pensée ou madrassas, diffusant non seulement l’Islam et la langue arabe mais aussi tout le savoir de l‘époque au croisement des religions et instruisant les fils du sultan jusqu’au cœur de la nouvelle capitale, Meknès, sans jamais renier leur langue et leur tradition berbères, leur ancrage dans la terre du Couchant ni leur Histoire millénaire. C’est ainsi qu’en 1729 le jeune sultan Moulay Abdellah ben Ismail signa le premier dahir royal qui confirmait les Chorfas d’Ifrane dans leurs droits sur le vaste territoire où Tizguit prend sa source, des monts enneigés aux collines de chêne vert en passant par la mer de cèdre, et leur en accordait le plein usufruit.

Le 8 octobre 2009 eut lieu l’inauguration de l’ouvrage. Certains membres de la communauté, hommes et femmes, attachés à leur rivière comme à une mère bravache mais aimante, qui emporte parfois le marcheur égaré dans l’hiver mais qui irrigue les cultures et désaltère les bêtes, qui nourrit les grands frênes et forme le décor où chacun a grandi, ceux qui en avaient l’usage quotidien pour leur modeste production agricole ou pour en extraire un poisson qui complétât l’ordinaire, ceux qui avaient un fond de fierté dans l’âme, se massèrent aux abords du terre-plein où devaient se présenter le Gouverneur et le Pacha, un ou deux représentants de l’Agence, escortés des notables locaux très honorés, sous la bonne garde d’un escadron de gendarmerie. La petite délégation fit son apparition. Des drapeaux nationaux furent brandis, une pancarte de protestation fut exhibée, des voix s’élevèrent. Les élus locaux firent barrage, une vive discussion s’engagea, les villageois sur leur terrain manifestèrent avec véhémence toute leur réprobation, dirent avec colère le bien, l’outil, le loisir, la vue, la vie qu’on leur retirait. La fête était gâchée. Les autorités se retirèrent précipitamment et sur un signe d’eux, les gendarmes, restés neutres jusque-là, entrèrent en action, dispersant le groupe des manifestants, procédant à des contrôles d’identité, relevant des noms, s’appuyant sur la collaboration sûre et zélée des représentants du village. Deux cousins furent arrêtés dans les jours qui suivirent et incarcérés durant trois semaines à Meknès (promiscuité, insalubrité, sous-alimentation), en guise d’exemple et au titre de mesure d’intimidation (pour leur apprendre à contester l’action de l’Etat) avant d’être relâchés sans autre forme de procès.

8 octobre 2009 – Protestations contre le mur

Mais comme la nature est imprévisible, ou peut-être indomptable, ou les deux, dans les derniers jours de décembre de cette année-là, des pluies diluviennes s’abattirent sur cette région du Maroc, provoquant une crue mémorable de la rivière qui, n’ayant pas l’habitude de se sentir bridée ni limitée dans ses mouvements, redoubla de violence et fit littéralement éclater les murs fraîchement érigés qui l’enserraient. Là où de tout temps le niveau de l’eau montait et s’étalait uniformément sur les berges, jusqu’aux champs, recouvrant la terre, tandis que les flots endiablés bouillonnaient au centre, puis ne tardaient pas à entamer une décrue dès que cessaient les précipitations et à retrouver un cours plus habituel, cette fois-ci, ils se frayèrent un chemin par tous les moyens entre les murs qui les accéléraient et les rendaient fous, ils charrièrent des troncs, des cuves, du matériel agricole abandonné aux intempérie, ils débordèrent, les chemins, les parcelles des rives furent profondément ravinés, dévastés, une partie du pont fut emportée et trois tronçons du mur volèrent en éclat.

Crue de décembre 2009 – le pont assiégé par les torrents d’eau

Le mur avait démontré toute son inefficacité dans sa fonction de protection, il avait fait la preuve de sa nocivité en attisant la violence de la crue, il avait révélé l’incompétence crasse des ingénieurs de l’Agence tirant des plans à cent mille lieux des réalités du terrain, mais il avait surtout jeté la lumière sur les projets diaboliques des pouvoirs publics et d’une classe de dirigeants déterminée, sans états d’âmes ni scrupules ni la moindre vision à long terme, pour assouvir sa soif de profit, à détruire un site d’intérêt biologique et écologique de première importance (SIBE par ailleurs référencé dans les documents officiels du Ministère de l’Environnement marocain) et à rayer de la carte, en la privant de ressources, une population autochtone qui se trouvait sur le chemin de sa mégalomanie abjecte.

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