- Chapitre I – Le mur de gabion et l’Agence du bassin de Sbou
- Chapitre II – La création du Parc Naturel d’Ifrane
- Chapitre III – La dégradation accélérée du Val d’Ifrane
- Chapitre IV – Ifrane, le village et l’OMRANE
- Chapitre V – Encore des problèmes
- Chapitre VI – Et maintenant ?
CHAPITRE II – La création du Parc Naturel d’Ifrane
Les colons français qui s’y aventurèrent prudemment, franchissant les renforts du Moyen-Atlas de palier en palier, dépassant la citadelle d’El Hajeb édifiée par Moulay Ismaïl pour défendre sa capitale, Meknès, poursuivant leur ascension à travers plateaux dénudés et denses forêts d’essences méridionales, découvrirent les charmes de la vallée en 1925. Ils furent immédiatement séduits par la beauté somptueuse et sauvage des lieux, les cascades et le torrent impétueux, la voûte des frênes formant une cathédrale au-dessus de l’eau cristalline, les noirs taillis abritant une faune mystérieuse, les collines couvertes d’une épaisse forêt ondulante de chêne vert, puis au-delà des causses, là où ressurgissent les sources, la mer de cèdre partant à l’assaut des monts. Ils ne mirent pas longtemps à comprendre les atouts de la région située au cœur d’une terre au climat semi-aride. Ils découvrirent vite également combien les hivers y sont longs et rudes et la vie âpre. Néanmoins, dès 1927 les Français posaient les premières pierres de leur ville dans la montagne, à l’emplacement que les Aït Ifrane dénommaient Tourtit, « le Jardin ». Quel beau succès que d’y établir rapidement un petit « centre d’estivage » (arrêté viziriel du 16 septembre 1929) et d’y danser l’été au son d’un petit orchestre au pied des cascades ! Deux ou trois hôtels eurent tôt fait de fleurir, ainsi qu’une dizaine de chalets au toit en pente adapté au climat. Et quelle joie bientôt de pouvoir patiner en hiver dans ce décor grandiose, sur la petite patinoire de la station d’Ifrane !

Le succès de la station ne s’est jamais démenti. De tout le royaume, les citadins viennent y goûter la fraîcheur au cœur de l’été, y loger chez l’habitant, fastueusement reçus par une tradition d’hospitalité aussi vieille que la civilisation berbère, ou bien y savourer les joies de la montagne lorsque l’hiver dépose un épais manteaux de neige sur les pentes de la cédraie. Comment ne pas développer un commerce lucratif entièrement tourné vers l’accueil et le service aux visiteurs ? Comment ne pas susciter des convoitises ni donner des idées aux promoteurs immobiliers comme cela s’est vu sur les côtes méditerranéennes et les stations alpines ? Comment ne pas se ruer sur ce cadre exceptionnel, aussitôt l’Indépendance, pour en tirer tout le profit possible, quitte à ne même pas laisser l’herbe repousser derrière soi ? Non, vraiment, on se demande au nom de quel principe supérieur il faudrait ne pas exploiter un environnement qui n’a rien coûté à personne, s’interdire de le convertir en monnaie jusqu’à épuisement de la richesse naturelle, ne pas le réduire en lignes abstraites sur des comptes bancaires. Au nom de quelle logique primaire, on se le demande ! Fût-il nécessaire pour cela de balayer d’irréductibles empêcheurs de tourner en rond qui s’en revendiquent les gardiens et les héritiers légitimes ? Ainsi soit-il.
Ainsi fut fait. Des quartiers ont poussé comme des champignons. Des habitats individuels populaires, des résidences, de hauts immeubles, des centres de vacances plus ou moins huppés. Des cafés, des boutiques, un bowling, des établissements de restauration rapide… L’Université Internationale Al Akhawayne est un fleuron du soft power américain qui y dispense ses formations académiques et sa philosophie libérale ; inaugurée en grande pompe le 16 janvier 1995 par sa Majesté Hassan II et le roi Fahd d’Arabie (les deux « frères »), représenté à l’époque par le prince héritier Abdallah, elle est construite à deux pas de l’hôtel de luxe Michlifen sur 75 hectares des plus belles collines de chêne vert du massif forestier d‘Ifrane, ravagés pour la cause.
Le Parc National d’Ifrane quant à lui a vu le jour officiellement en 2004. L’idée était belle : mettre en valeur le patrimoine naturel, le préserver, en faire un lieu de loisir protégé tout en sensibilisant les visiteurs à sa beauté, à sa fragilité… Des panneaux ont été érigés qui annoncent l’entrée dans le sanctuaire, priant l’arrivant d’éviter de mettre le feu à la forêt, des bancs et des tables de pierre aussitôt dégradés ont été aménagés, ainsi que des braseros de briques où griller des côtelettes et des merguez, les familles préférant toutefois la cocotte-minute et le réchaud à gaz ou encore le feu de bois allumé entre trois cailloux et deux racines à même le sol. Des poubelles de grande contenance, toujours débordantes, ont été disposées avec prévoyance ; cependant les « amoureux de la nature » ne rechignent pas à laisser des traces de leur passage sous la forme de couche-culotte souillées, bouteilles en plastique et déchets en tous genres abandonnés dans les buissons et dans le ruisseau. Il faut dire que les contours du Parc sont capricieux ; ils suivent d’étranges méandres qui les amènent à englober des zones boisées très proches de la ville où la dégradation des lieux est déjà avancée mais à négliger des zones rurales qui seraient pourtant des partenaires de premier plan dans la protection et la sensibilisation en permettant une diversification de l’activité locale. Ce serait faire fi des plans qui prévoyaient pour la Zaouia d’autres types d’aménagement : une annexion pure et simple à la ville qui allait s’accompagner d’un vaste programme de lotissements et d’urbanisation intensive.
En attendant que ces fantasmes de promoteur prennent forme au cours de la décennie suivante, cette merveille de parc naturel a coûté la bagatelle de 20 millions d’euros cofinancés à part égale entre l’état marocain et la France à travers son Agence Française de Développement ainsi que le Fonds Français pour l’Environnement Mondial qui a investi à lui seul dans cette initiative subventionnée la somme de 2,288 millions d’euros. Ci-dessous on trouvera le lien vers un site officiel d’où on a extrait la fiche technique également reproduite ci-après. On lira avec le plus grand intérêt – en particulier la description du contexte qui fait état d’un constat alarmant ainsi que la définition des objectifs visés, en tous points louables et judicieux – le texte que nous ne pouvons pas ne pas citer intégralement et on comparera avec une indéniable perplexité ce beau plan d’action avec la réalité de terrain, là encore, vécue au plus près par les populations autochtones, strictement inverse à l’impact escompté, tel que décrit dans le document.
https://ma.chm-cbd.net/manag_cons/project_ma/forest/forest_ifrane



La convention fut signée en 2001, selon ce document. Vingt ans après, l’échec est patent, la protection des massifs agro-forestiers de la province d’Ifrane et de leur « rôle fondamental dans la protection des sols, la régulation des eaux et la préservation de la biodiversité », est un désastre national. Pêle-mêle : la ville ne cesse de s’étendre et d’accroitre sa pression sur l’environnement, le déboisement des collines s’intensifie afin d’y bâtir entre les cèdres du patrimoine mondial les palais princiers de Son Altesse la mère de l’Emir du Qatar ou de Monsieur le frère de Sa Majesté le Roi du Maroc, un golf royal est inauguré entre Ifrane et Azrou et l’aéroport de loisir de Ben Smim est agrandi pour recevoir prochainement des vols long-courrier au cœur des monts du Moyen-Atlas ! Pendant ce temps, la vallée de Tizguit qui coule en aval d’Ifrane, aussi appelée Val d’Emeraude, dépérit, privée d’eau. La rivière est asséchée par les forages et les captations destinés à fournir les besoins en eau colossaux requis par ces différents équipements ainsi que par la monoculture intensive de la pomme qui prolifère. Les nappes et les sources n’alimentent plus la rivière! La gigantesque retenue de Tarmilat vient parfaire l‘entreprise de mise à mort en détournant les eaux de ruissellement des pluies et des neiges hivernales, de plus en plus rares, vers la ville. Autochtones dépossédés et classes populaires citadines avides de dépaysement se livrent désormais une guerre sourde pour ramasser les miettes d’un bien commun englouti, d’un monde en train d’agoniser.